Le secteur du tourisme est très inquiet. Peut-être vit il la fin d’une grande époque ? Inquiet de la crise sanitaire il est aussi touché par la crise écologique. Dépense énergétique, bilan carbone et destruction des sites et milieux naturels surfréquentés : voilà le bilan. Mais ce secteur ne devrait-il pas s’interroger sur la destruction d’un autre élément de dépaysement qu’est la diversité culturelle et linguistique. Un tourisme qui ne solliciterait que les yeux et pas les oreilles, serait comme une écologie qui ne marcherait que sur une seule jambe, celle de la défense de l’environnement naturel.
Le secteur du tourisme est en train de se demander comment il va survivre. La crise sanitaire qui secoue le monde semble lui avoir porté un coup très dur. Mais on trouve, avant la crise, des signes qui annonçaient ces difficultés. Il semble donc pertinent de penser que le Covid 19 n’a été qu’un révélateur ou un accélérateur.
La croissance exponentielle des déplacements touristiques depuis une vingtaine d’années avait déjà fait son effet. La saturation de certaines destinations, de certains sites, était un signe et les réactions que suscite cette saturation en sont un autre. Voyez le cas de villes, étouffées par le tourisme, comme Barcelone, Lisbonne et bien sûr Venise ou Dubrovnik. D’autres plus lointaines pourraient être citées, sur d’autres continents.
Qui pouvait imaginer que cette croissance pouvait être sans fin ? Personne, d’autant plus que le tourisme a le défaut d’être très gourmand d’un point de vue énergétique, que son empreinte carbone est souvent catastrophique. Il faut aussi parler de son rapport coût/bénéfice pour les populations vivant dans ou aux abords des lieux visités. Ce rapport s’est dégradé et n’est plus tenable. L’idée contenue dans la phrase qui plait tant au touriste qui justifie son rôle par un plutôt prétentieux : « ils ne vivraient pas si l’on ne venait pas les voir », ne tient plus la route en bon nombre d’endroits. Le prix à payer en installations diverses (assainissement, routes, infrastructures commerciales ou d’accueil, etc) est tel que certains territoires sont soumis à des phénomènes mortifères. Créer des infrastructures d’assainissement, par exemple, permettant d’accueillir 100 000 personnes en été, pour deux mois, alors que le reste de l’année la population est de 10 000 habitants n’a rien de durable d’une part, ni de raisonnable sur le plan économique.
Les réactions à l’augmentation du coût de la vie (impôts, loyers, accession à la propriété) pour les résidents permanents de ces lieux, sont une preuve du malaise.
Vient s’ajouter le problème de la surfréquentation de certains sites amenant à leur dégradation et même à leur destruction. N’y a t-il pas aussi une certaine ironie à voir se multiplier les copies et autres fac similés de lieux célèbres et de constater, dans le même temps, que les millions de touristes visitant ces copies, ont pour quasi réflexe dans les premières minutes de leur présence, la prise d’une photo qu’ils envoient sur les réseaux sociaux. Le « j’y étais » numérique a une saveur très particulière, encore plus lorsqu’il s’agit d’un lieu qui n’est qu’une reproduction de la réalité. Ce réflexe révèle en lui-même la futilité du déplacement physique, l’escroquerie que représente le concept de « mobilité » par rapport à celui de « déplacement » ou plus encore comparé à celui de « voyage ». Tout le problème est de savoir si nous pouvons voyager sans être automatiquement mobiles ou en « mobilité » ? Voilà un beau défi pour une humanité (sa partie riche principalement) qui s’interroge sur sa façon de faire du tourisme. L’interrogation est accrue par la volonté de limiter les déplacements par peur des risques, véritables, imaginaires ou fantasmés.
Si voir la Joconde est un souhait légitime, le fait que l’humanité entière soit passée devant le tableau original, si cela arrive, ne signifiera pas que le droit à la culture aura progressé. La culture ne se limite heureusement pas à quelques œuvres emblématiques.
D’ailleurs, le tourisme de masse est-il un conformisme ou l’accession à un droit pour le plus grand nombre ? Peut-être est-il un peu des deux, c’est à dire le droit pour le plus grand nombre à l’accession à un conformisme culturel. C’est un produit de consommation. Chacun comprend bien alors que faire un selfie au Taj Mahal n’a plus rien d’exotique, mais que c’est un message du domaine du « j’y suis ! » que nous évoquions auparavant. Il faudrait s’empresser de préciser le message par : «J’y suis, moi aussi, et avec de milliers d’autres ». Alors, reconnaissons que la magie serait bien moindre.
Et pourtant elle penche !
La notion de lieu touristique, de site, de territoire n’est donc plus très pertinente pour parvenir au dépaysement souhaité, puisque tout le monde va aux mêmes endroits au même moment. J’ai, comme des millions d’entre vous, pu constater, de visu, que la tour de Pise penchait et j’ai pu me faire cette réflexion avec ceux qui m’accompagnaient : « elle penche vraiment ! ». Je suis conscient du peu d’intérêt que cette réflexion a pu avoir pour la vie et la survie de l’humanité, ou pour le développement de la culture ; et même pour mon développement personnel. Était-il bien nécessaire de faire tant de kilomètres pour une si piètre constatation ? N’avais-je pas d’autres territoires à explorer, plus proches ou d’une autre nature ?
Vous me direz, et les spécialistes du tourisme ont étudié cela depuis longtemps, que le tourisme est dans sa façon de le pratiquer, un marqueur social. On ne voyage pas de la même façon selon son origine sociale et sa culture. Les « élites » évitent les plages surpeulées, les lieux et les sites où l’on se bouscule. Elles font du tourisme « différent » avec, selon elles, une plus grande valeur ajoutée. Mais cela ne veut pas dire qu’il soit plus durable. Il reste nuisible et le sera encore plus quand ce tourisme « différent » deviendra peu à peu le but à atteindre pour le tourisme des classes moins aisées, qu’il deviendra donc la norme.
Notre problème est simple : une Terre à 10 milliards d’habitants ne pourra supporter un tourisme tel que nous l’avons pratiqué jusqu’à aujourd’hui. C’est un tourisme envahissant, destructeur, coûteux et au train où vont les choses, de plus en plus frustrant. Ne voir que ce qui reste montrable, faire la queue pendant des heures pour voir « ce qui doit être vu » n’est pas satisfaisant.
Tout cela nous renvoie à deux notions qui sont celles de voyage et celle de découverte.
Économiquement un voyageur est défini comme quelqu’un qui passe une nuit en dehors de son lit. Tous les voyageurs ne sont donc pas des découvreurs ni des touristes, ni des personnes en recherche de dépaysement. Mais, même si vous partez pour une semaine ou un mois pour vous reposer, êtes vous un voyageur ou un découvreur ? Vous êtes un humain « en mobilité » certes, mais cela vous rend-il plus heureux ?
La multiplication des lieux d’accueil et d’hébergement répondant à des critères précis, à des demandes de consommateurs, a créé l’uniformisation (hôtels, restaurants, parcs de loisir, activités sportives…). Sécrétant cette uniformisation nous détruisons tout espoir de dépaysement durable. Si le dépaysement n’est pas l’objectif ce n’est pas un problème. Si l’objectif est ce que l’on appelle le « farniente » (littéralement en italien « ne rien faire »)
vous êtes ce que l’on appelle un « fait néant ». C’est un droit, et cela s’appelle aussi les vacances. Mais doit-on pour cela être un destructeur ? Détruire en ne faisant rien, c’est dommage. Ce serait presque le paradoxe majeur du tourisme.
Reste donc à trouver au « touriste » de demain de nouveaux territoires et permettre au vacancier de ne rien faire sans pour autant devenir un destructeur volontaire ou involontaire, conscient ou inconscient de l’espace qui est le sien, le mien, le vôtre, le nôtre.
Nous devons d’abord nous pencher sur la question suivante : quel est l’intérêt d’aller sur un lieu (factice parfois, aménagé et survisité souvent) dont les images nous sont déjà connues grâce au cinéma, à la vidéo et aujourd’hui à l’internet ? Quel est cet instinct qui nous pousse à faire la centmillionième photo d’un monument ultraconnu sans avoir le moindre talent de photographe et en ayant la certitude que la durée de vie (d’intérêt) de cette photo ne dépassera pas les cinq secondes nécessaires à vos amis pour la regarder à l’autre bout du monde sur leur téléphone ?
S’il s’agit de laisser sa trace je pense que c’est peu efficace. S’il s’agit de faire découvrir aux autres, c’est assez pathétique puisque tout le monde connaît. Il s’agit plus de susciter l’envie, de montrer que l’on se distingue, ou que l’on se conforme.
Je vais avouer que je fais partie de ceux qui, étant passé par Copenhague, n’ont jamais vu la petite sirène. Je suis passé pour un nul quand j’ai dit ça. Mais en y repensant je me demande si n’était pas de la distinction suprême. J’ai méprisé quelque chose qui était évident qu’il « fallait voir ». Et j’ai osé ne pas le voir ! Suis-je pour autant un meilleur touriste ? Non. Ni plus durable ni moins que les autres. Mais je sais pourtant que la statue de la petite sirène est à Copenhague et j’ai lu le conte d’Andersen. Mais je n’ai pas eu la possibilité de faire une réflexion de même nature que celle que je faisais à propos de la Tour de Pise. En effet devant la petite sirène je n’aurais pas manqué de dire « Oh, mais comme elle est petite ! Je la voyais plus grande ! ». Comme le Manneken Pis, bien plus petit que sa légende !
Que pouvons nous tirer de tout cela ? Une idée simple et banale : l’imaginaire est parfois bien plus enivrant que la réalité ; mon imaginaire mais aussi celui des autres. Ne faut-il pas trouver là des pistes pour un tourisme durable ?
Retour à Rocamadour
Le temps de la crise sanitaire fait que les médias nous incitent au tourisme de proximité, celui de l’intérieur des frontières. Nous sommes arrivés à l’aire du « ce qui est proche est beau ! » Je ne serais donc pas étonné que sorte bientôt un slogan du style « what is near is beautifull ! ». Il faut visiter la France où il y aurait des merveilles à découvrir que nous aurions négligées pour des destinations lointaines et finalement assez fades comme New-York, la Costa Brava, le Fujiyama ou la Patagonie ! Ce sont ces dernières que nous voyons sur nos écrans, et particulièrement par le biais du « soft power » entre autres. La destination Etats-Unis doit beaucoup à la puissance du cinéma et de la télévision, c’est une évidence.
Pourtant, chez nous, les émissions sur « nos belles régions » ne manquaient pas jusqu’à ce jour ; mais il faut le reconnaître elles sont un peu niaises. Tout y est beau, calme et tranquille. Toutes les émissions qui font du provincialisme à bon marché montrent un pays idyllique et surtout bien lisse sur le plan culturel, bien conforme. D’ailleurs tout cela ressemble à de la promotion telle qu’elle peut être faite par certains organismes touristiques régionaux ou départementaux. C’est peu crédible et c’est même aliénant d’un point de vue culturel. Avez vous jamais entendu parler basque, breton ou occitan dans ces pubs ? Non, pas question de se payer cette audace ! Ce sont des paysages conservés, des populations heureuses, des territoires où « il fait bon vivre » selon l’expression consacrée. Mais alors, la proximité a-telle ses chances ? Oui, à condition qu’elle soit dépaysante. Les dernières réflexions sur le tourisme qui commencent à émerger à la suite de la crise sanitaire, montrent bien que la façon de faire du tourisme va et doit changer.
Mais si l’on peut aller à Rocamadour plutôt qu’au Machu Picchu (prononcez Rocamador comme il se doit en en occitan, et ça rime avec le site inca) et visiter la Corrèze plutôt que les chutes du Zambèze, j’attire l’attention des pros du tourisme sur le fait que le saccage de ce qui peut attirer la curiosité de touristes chez nous a commencé. Non pas que les villages perchés de telle ou telle contrée occitane soient détruits, mais la culture et la langue qui les ont bâtis est en train de disparaître. Les murs sont bien conservés, ce sont de magnifiques décors ; mais le reste ? Et c’est peut être ce reste qui est un nouveau territoire potentiel du tourisme de demain. Le dépaysement ne sera possible que là où il y a encore un pays différent, qui parle, pense, se souvient et imagine l’avenir autrement.
Dépayse moi ! Oui, mais pas trop vite !
On a fait des colloques et on a beaucoup écrit sur la question de l’identité et du tourisme ; et bien voici que nous y sommes. Il va falloir proposer du concret. Dans un article récent, Philippe Bourdeau, universitaire de Grenoble, écrit cette phrase qui me parait d’une grande pertinence : « On observe à bas bruit, une multiplication de pratiques plus ou moins explicites de « démission » du tourisme »(1) et il cite toutes les activités qui peuvent le remplacer (bénévolat jardinage, activités culturelles et manuelles) et il écrit aussi que ces « alternatives au tourisme » se mettent à exister malgré les professionnels du tourisme qui s’ingénient à trouver de nouveaux modes de tourisme de consommation de masse.
Alors que devons nous penser, nous qui sommes les défenseurs de deux biotopes, l’environnement naturel et l’environnement culturel, autrement dit nous qui à la fois voulons préserver la diversité biologique et la diversité culturelle et linguistique ? Les deux étant liées pour nous.
Nous devons dire que le retour à Rocamadour ne se fera pas sans la langue et la culture qui ont fait Rocamadour et les autres lieux et territoires. Il n’y aura pas de tourisme en territoire occitan dans un pays détruit d’un point de vue culturel, linguistique, lobotomisé et privé de son histoire. Oui je sais, on parle des cathares à longueur de dépliants touristiques, mais c’est en général assez folklorisé et très partiel.
Oui, il faut du tourisme de proximité, quasi neutre en carbone. Mais il ne faut pas qu’il soit neutre culturellement.
La diversité culturelle et linguistique, la différence de l’autre sont les nouveaux territoires à visiter.
Qu’attendent les offices de tourisme, les communicants professionnels pour mettre cela en avant ? Ils ne voient rien venir ! Que des guides, chez nous, ne soient pas formés à la langue, à la culture, à l’histoire, à la toponymie…est une aberration. C’est se foutre du monde. Je suis plus dépaysé face à l’histoire de certains personnages et certains lieux de ma région que face à l’Acropole un jour du mois d’aout !
Je me souviens de m’être arrêté avec mes enfants, lors d’un voyage en train, dans la gare d’une localité de Turquie, à une ou deux heures a l’est d’Ankara. Descendant du train on nous a dit, avec nos gueules de touristes, qu’il « n’y avait rien à voir » dans ce village. Non certes, rien de présent sur les guides touristiques ; juste des habitants et plus tard des employés de la gare avec lesquels nous avons parlé et échangé (comme on a pu) et bu du thé pendant la nuit. Nous n’avons pas tout compris, pas tout vu, pas tout entendu, mais c’était dépaysant. Et pourtant ces gens pensaient que chez eux il n’y avait « rien à voir ».
Il nous faut de nouveaux territoires de découvertes, moins coûteux en énergie et en destruction de l’espace. Et si cet espace c’était l’autre, dans son infinie différence et peut-être même parfois dans son inaccessibilité. Il faut s’y résoudre, nous n’irons pas partout dans le monde et nous n’accèderons pas à tous les êtres humains. C’est ainsi.
Le tourisme et l’identité c’est peut-être cela. Edouard Glissant nous l’avait dit en parlant de « mondialité » plutôt que de « mondialisation ».
Evoquer le tourisme équitable quand il s’agit de destination vues comme exotiques passe plutôt bien. On en a même fait des émissions de télé ou des « people » s’extasient devant la simplicité et la vérité de ces gens qui vivent de « rien » ! Foutaises. L’exotisme est aussi au bas de la rue parfois.
Et qu’a t-on fait comme tourisme équitable sur nos territoires ? On a bétonné des côtes, aménagé, déménagé et dit aux gens qu’ils allaient « vivre du tourisme ». Parfois, souvent même, le territoire a été confisqué mais en revanche il est certain que toujours la différence culturelle et linguistique a été saccagée. Elle doit être restaurée comme l’on restaure des paysages, pour pouvoir permettre à l’autre de se dépayser. Alors, si dans les années 70 cette phrase peinte sur un mur le long de la route, entre Toulouse et Carcassonne, sonnait comme un refus du tout-tourisme et de tous les touristes: « Touristes, il est encore temps de faire demi tour ! » , on sent bien qu’aujourd’hui l’idée serait d’aller peindre : «Tourisme ! Est-il encore temps de faire marche arrière ? ».
David Grosclaude
(1) Philippe Bourdeau «Le bout du monde en bas de chez soi » , Le Monde Diplomatique Juillet 2020.